CHAPITRE XIV
Marie avançait à pas lents, et la brume s'ouvrait.
devant elle, lui traçant un chemin. La jeune femme vivait un moment de total délire, et toute sa logique, tout son bon sens refusaient d'admettre ce qu'elle voyait autour d'elle ; les rochers qui se silhouettaient, grisâtres sur le fond mouvant, les ombres qui l'escortaient, ricanantes, aussitôt disparues quand elles tournait la tête vers elles.
Et ce rayon de soleil qui l'attirait comme un aimant, là où, elle le savait, allait se jouer plus que son existence.
Elle ne se ressentait plus de l'attaque d'Horace et de Matador. Mais sa robe en lambeaux la gênait. Elle devait la retenir sur sa poitrine et le tissu lui collait aux jambes. Elle eut la certitude qu'elle devait se mettre nue, exactement comme dans ses songes. Alors elle arracha le haillon. Elle se sentit aussitôt mieux et cambra les reins pour offrir son corps à la caresse du vent. Elle vivait dans les toiles de Thomas. Elle les avait pénétrées, retrouvant l'origine de son cheminement.
Elle tenait toujours le tranchoir... Elle contempla la lame souillée de sang. Cet objet avait-il encore une utilité?
Elle haussa les épaules et continua sa route.
Elle gravissait les derniers contreforts de l'éminence au-dessus de laquelle avait été érigé l'autel quand elle retrouva grand-mère.
Morte...
Elle s'y était attendue dès l'instant où elle avait vu sa chambre vide. En fait, elle s'y était attendue dès lors qu'elle avait deviné que la véritable nature de son aïeule s'était transmise jusqu'à elle. Il était normal que grandmère meure, puisque Jeanne et elle-même prenaient le relais...
Il n'empêche qu'elle poussa un cri déchirant. Son estomac se révolta et elle vomit — songeant avec un humour macabre qu'elle ignorait que les sorcières puissent vomir. De longs spasmes la tordirent et elle éructa, s'appuyant d'une main à un roc déchiqueté.
Enfin, les yeux pleins de larmes, elle parvint à se dominer et put regarder les restes hideux.
Grand-mère avait été littéralement mise en pièces.
Son corps n'était plus que bribes de chair et d'os déchiquetés, baignant dans une mare de sang, ses entrailles étaient éparpillées, son cœur obscènement posé entre ce qui lui restait de cuisses.
Sa tête avait été coupée et reposait sur une pierre plate. Mais la tête qu'elle avait à vingt ans...
La tête de Marie. La tête de Jeanne. La tête des sorcières...
Marie tomba à genoux devant les pitoyables débris.
Sans doute grand-mère l'avait-elle tyrannisée et, ces dernières années, elle-même n'avait-elle plus guère éprouvé d'amour pour la vieille dame. Plus d'une fois, elle avait souhaité sa mort — et s'en était fait le reproche aussitôt. A présent, grand-mère était morte, d'une façon horrible, et elle ressentait un intense chagrin et un ardent désir de vengeance qui n'étaient pas dus au subit revirement de l'aïeule, à sa gentillesse inattendue.
— Immonde fumier..., murmura Marie.
Elle leva les mains et le visage sur la pierre — son visage — se transforma pour redevenir celui de grandmère, vieux et ridé, les cheveux blancs, la bouche édentée. Marie inspira et lança une incantation vers le ciel sombre et torturé.
Alors, comme ceux d'Horace et de Matador, le corps de grand-mère s'effaça et disparut dans les limbes.
La jeune femme se releva et reprit sa marche vers l'autel...
***
Ed consulta sa montre, à la lueur ténue de sa lampestylo.
—C'est l'heure, dit-il d'un ton sec.
—Mais l'heure de quoi? gronda le capitaine Auclair, assis à côté de lui dans la Jaguar. Allez-vous vous expliquer, à la fin?
Ed lui décocha un regard en coin.
—Je pourrais vous répondre que c'est l'heure du crime, mais ça ne vous ferait pas rire. Non... c'est simplement l'heure d'y aller.
—Aller où?
—Où vous trouverez la solution de l'énigme.
Sans laisser le temps à Auclair de répliquer, Ed ouvrit la portière et sortit. Une rafale de pluie emporta son élégante casquette de tweed irlandaise. Il n'en eut cure.
Auclair quitta à son tour la Jaguar. Il était en civil, mais sa main, dans la poche de sa veste, s'était refermée sur la crosse de son pistolet réglementaire.
Un instant, les deux hommes se tinrent immobiles, courbés en avant, assaillis par les bourrasques. L'orage les trempait jusqu'aux os.
—Où on va? demanda à nouveau le capitaine.
Ed tendit la main vers les sombres frondaisons qui s'étendaient au-delà de la lourde masse du château.
—Au fond du parc, il y a une source, cria-t-il à l'oreille de l'officier de gendarmerie, pour surmonter les hurlements du vent. Chacun sait que les sources sont des lieux magiques. C'est là-bas que tout va se jouer! Suivezmoi !
Auclair secoua la tète, et le vent et la pluie emportèrent la litanie de jurons qu'il proféra. Pourtant, il emboîta le pas à Ed et, à sa suite, s'enfonça dans les profondeurs du parc.
Marie déboucha en haut de la colline. Sans surprise, elle vit, s'étendant à ses pieds, en contrebas, le lac. Et, plus loin, les belles allées de sable blanc, les massifs de fleurs... Elle reconnut même le parfum que portait la brise et la douceur de l'herbe rase sous ses pieds nus.
Elle s'avança, dépassa l'autel, réprimant l'envie qu'elle avait de tourner la tête pour vérifier que Jeanne ne se trouvait pas là, couchée sur la pierre, le ventre ouvert... Jeanne ou elle-même...
Elle descendit jusqu'au bord du lac, revivant avec une hallucinante netteté les instants de sa transe. Elle s'arrêta lorsque l'eau lécha l'extrémité de ses orteils, inspira et attendit.
Pas longtemps...
La brise se chargea de glace, rida la surface du lac et fit voler ses cheveux.
— Mon aimée... Enfin, te voilà, dit, dans son dos, la voix qu'elle redoutait tant d'entendre.
Jusqu'au dernier instant, contre toute attente, elle avait espéré. Mais quand elle se retourna, elle sut qu'elle ne s'était pas trompée. Elle avait tout compris, tout deviné. Un éclair de souffrance lui perça le coeur.
Thomas se tenait à côté de l'autel de pierre. Il était nu et son sexe pointait vers elle. Exactement comme lorsqu'elle s'était unie à lui, dans son rêve.., ou dans la maison de Combevelle. Comme elle l'avait espéré depuis. Comme elle s'était languie de lui.
Sauf que ce n'était pas lui.
Pas seulement...
Il fit un pas en avant. Il souriait. Il était radieusement beau, et viril, et séduisant, et elle savait que s'il posait les mains sur elle, tout son courage s'évanouirait, qu'elle lui succomberait. Et Jeanne. Et qu'une éternité de ténèbres se refermerait sur elles, pire que la mort.
Elle recula, entra dans l'eau.
Thomas s'immobilisa lorsqu'elle pointa un doigt vers lui. Ses sourcils se froncèrent.
— Marie... Qu'est-ce qui se passe? interrogea-t-il.
Pourquoi me repousses-tu? Je t'aime... Et toi aussi, tu m'aimes...
—Non ! (Elle avait dû s'arracher cette dénégation, et ç'avait été plus douloureux que les crocs et les griffes d'Horace et de Matador lacérant sa chair.) Non, répétat-elle. Je ne t'aime pas...
Le visage de Thomas refléta une douloureuse stupeur.
—Mais, Marie.., ce n'est pas possible...
Elle comprit qu'il était sincère. Il ne comprenait pas. Il n'avait rien compris... En plus de six cents ans!
—J'aime quelqu'un qui n'existe pas, dit-elle. Tu n'existes pas, Thomas Bastide. Et ton double non plus.
Vous êtes une seule et même créature, un monstre. Tu m'as tenue entre tes bras et tu m'as murmuré les plus beaux mots d'amour. Tu m'as donné le plaisir et le bonheur. Tu m'as fait découvrir la joie d'être femme.
Mais tu n'as pas compris que je ne suis pas une femme...
Je suis de ta race. Et c'est moi qui t'ai appelé, sans le savoir, à travers tes songes... Mon pauvre Thomas... Tu es à la fois victime et assassin.
—Non ! Ce n'est pas vrai !
—C'est toi qui as violé Jeanne. C'est toi qui as tué Lucienne Jobart, Martine et Fabien Chanut, et ce matin Nicole Forest. C'est toi qui viens de tuer ma grand-mère, parce qu'elle avait compris ce qu'elle était et qu'elle a voulu, au dernier moment, me protéger. C'est toi qui as ressuscité ces deux chats monstrueux et qui les as envoyés sur moi...
Thomas était pétrifié. Mais, avec un serrement de coeur, Marie put voir une lueur sournoise, méchante, naître dans son regard, effaçant progressivement la douceur, l'amour qu'elle y avait lus jusque-là.
—Je n'ai tué personne, protesta-t-il cependant. Tu affabules. Tu es fatiguée, Marie, à bout de nerfs. Mais je comprends ça... Il n'est pas facile de réaliser que l'on appartient à un monde... à part. Tu crois que ce monde te persécute. Mais tu te trompes. Il t'est ouvert et tu t'y épanouis... à mes côtés. Et lorsque je t'en aurai révélé les arcanes, alors tu y régneras...
Malgré elle, Marie écoutait. Les paroles de Thomas coulaient dans son esprit, apaisantes, douces, engourdissaient sa souffrance, la fascinaient...
Elle sortit de sa torpeur en se rendant compte qu'il ne se trouvait plus qu'à deux pas d'elle. Il s'était approché tout en discourant. Elle recula vivement, et l'eau lui monta à mi-cuisses.
— Ne m'approche pas ! s'écria-t-elle. Je refuse de t'écouter ! Je ne suis pas à toi ! Je ne suis pas ta victime !
Alors l'ultime masque tomba. Le visage de Thomas se convulsa et Marie découvrit les traits de la créature qui, depuis toujours, la traquait. La créature qui avait uni par sortilège son âme à celle de Jeanne, pour les souiller toutes les deux. La créature qui s'était abreuvée de sang innocent et dont les pouvoirs maintenaient sa sœur en catalepsie.
Elle poussa un cri, tandis qu'une puanteur immonde emplissait ses narines. C'était la pestilence des enfers, de la magie noire. Le souffle du Démon, de tous les êtres qui, au long de tous les âges, avaient terrorisé tous les hommes.
Et pourtant, les traits de Thomas restaient les mêmes.
Il ne lui avait pas poussé de cornes de bouc. Sa langue n'était pas devenue celle d'un serpent. Ses yeux ne vomissaient pas de flammes. Mais il était le Mal, le Mal à l'état pur, et c'était plus épouvantable que s'il s'était mué en monstre.
— Vertueuse Marie ! cracha l'être. Belle et pure Marie qui se refuse à moi ! Noble fée qui me juge et me condamne ! Tu te crois tellement supérieure à l'immondice que je suis? Mais regarde au fond de toi ! Est-ce que tu es différente de moi? Est-ce que tu ne te souviens plus de la façon dont tu criais de joie lorsque je pétrissais ton joli corps, lorsque ma bouche mordait tes seins? Putain que tu étais ! J'ai pris ton cul et tu m'as crié de recommencer ! Tu ne vaux pas mieux que moi ! Et ta gentille Jeanne encore moins !
Il y avait tant de haine dans sa voix que Marie en était assommée. Mais il y avait également assez de vérité dans ses mots pour que son âme en soit flétrie. Oui, elle avait pris du plaisir à ce qu'il l'avilisse. Oui, elle lui avait dit de recommencer... Et le pire était qu'en cet instant même, alors qu'il lui hurlait des injures et qu'il voulait la détruire, elle le désirait toujours. Ses insultes lui fouettaient le sang, réveillaient la bête assoupie en elle, la face noire de son être, celle qui lui ressemblait, à lui, et qui voulait de plus en plus fort, de plus en plus nettement, avec plus d'insistance, cesser de lutter, s'unir à lui, jouir, être heureuse et se consacrer au vice, au sang, au meurtre et au stupre.
—Tu as envie de te repaître de chair humaine ainsi que je le fais, continuait l'être. Ainsi que cet imbécile de Thomas l'a toujours fait ! Car la chair et le sang, la flamme de vie de tes semblables, te donneront l'immortalité! L'immortalité... Le pouvoir ! Ce pouvoir après lequel tous les humains ont toujours soupiré... de tout temps... il est là ! A portée de ta main ! Je te l'offre ! (Il s'était encore approché. Marie reculait toujours. L'eau atteignait sa taille. Il y pénétra. Il continuait de parler.) J'ai uni mes pouvoirs à ceux de cette grotesque créature que tu considérais comme ta grand-mère... Oh, bien sûr, pas seulement à elle, car son enveloppe physique était trop chétive pour pouvoir accomplir les sacrifices que j'exigeais... Il y a eu...
—Tais-toi ! le coupa Marie, hurlante. Je ne veux pas t'entendre ! Tu ne m'auras pas ! Tu n'auras personne ! Je vais te détruire !
L'être se figea un instant, surpris par sa révolte et sa menace. Puis il éclata d'un rire tonitruant.
—Me détruire? s'exclama-t-il. Me détruire, malheureuse idiote ! Mais pour qui te prends-tu donc?
Marie inspira profondément.
—Pour ce que je suis, répondit-elle. Pour ton antithèse.
Il n'était plus qu'à un pas d'elle. Alors elle bondit, dans un grand jaillissement d'eau, l'attrapa aux cheveux, referma les mâchoires sur sa gorge. Son sang lui gicla dans la bouche alors qu'elle l'entraînait au fond de l'eau...
*
**
—Merde ! jura le capitaine Auclair en se tordant le pied dans un entrelacs de racines.
—Chut ! le coupa péremptoirement Ed.
Les deux hommes se trouvaient dans la partie la plus profonde, la moins bien entretenue du vaste parc. Le sous-bois y était si touffu qu'il formait une véritable forêt, presque une jungle. Les ronciers y foisonnaient et les baliveaux jaillissaient, serrés, des tapis de fougères fouettées par le vent d'orage et les bourrasques de pluie.
Ed et le gendarme avaient suivi un sentier à peine marqué, traversé une prairie pentue et trouvé un ruisseau aux berges bourbeuses. Sans un mot, Ed avait montré l'amont. Auclair l'avait suivi. Et maintenant, sous le couvert, l'officier se demandait ce qui avait bien pu lui passer par la tête pour qu'il accepte d'écouter les élucubrations de ce M. de RocheLalheue qui lui avait raconté le plus fumeux tissu de bobards du monde... et qui pouvait très bien l'entraîner dans un traquenard pour l'assassiner, lui ouvrir le ventre et lui bouffer le foie !
Tout était possible, avec cette famille de cinglés ! Et c'était justement parce que tout était possible que le capitaine Auclair avait dégainé et tenait son pistolet dans son poing, prêt à ouvrir le feu sur n'importe quoi...
N'importe qui.
Ed leva la main et s'accroupit. Machinalement, Auclair l'imita. Le père de Marie tendit le bras.
—Là... l'étang, souffla-t-il. Derrière, il y a un lavoir.
C'est là que jaillit la source. Il faut y aller! (Auclair ne répondit pas. La voix d'Edouard de RocheLalheue était si tendue, vibrante d'angoisse que, malgré son scepticisme, l'officier en était impressionné.) Je passe devant.
Ne faites pas de bruit !
Le gendarme acquiesça et suivit son compagnon dans le lacis de jeunes pousses et de ronces qui accrochaient ses vêtements trempés. Ed se mouvait avec une souplesse et dans un silence qu'Auclair lui envia. Il se fit l'impression d'être un éléphant suivant un tigre, et cela le rendit encore plus furieux. Dès lors, il s'appliqua à ne faire craquer aucune brindille sous ses semelles.
Tout à coup, au beau milieu des fourrés, un toit à demi écroulé apparut. L'orage se déchaînait et le ciel était sillonné d'éclairs, tandis que le tonnerre grondait en roulements continus.
— Vite! souffla Ed. Ils sont là!
Il écarta les branches d'un jeune chêne et se mit à courir.
Le lavoir était une ruine dont une bonne partie de la toiture, effondrée, recouvrait les pierres de l'ancien bassin où jaillissait la source.
L'eau s'était accumulée là, formant une mare que gonflait la pluie violente. Les murs recouverts de mousse et de salpêtre, les poutres brisées, les gravats ressemblaient à des fantômes laiteux dans la lueur des éclairs.
L'eau de l'étang, lorsqu'Auclair y promena le pinceau lumineux de sa lampe-torche, apparut aussi sombre que la porte de l'enfer.
Elle se mit à bouillonner...
***
Quand le sang de la créature démoniaque coula dans sa gorge, Marie réalisa son erreur. La jouissance fulgura à tel point dans son être qu'elle comprit qu'il l'avait manipulée, incitée à commettre ce geste pour la corrompre, faisant d'elle, en quelque sorte, un vampire.
Elle eut, durant une fatale fraction de seconde, la tentation de poursuivre, de boire le sang, de dévorer la chair et d'offrir son âme à l'être comme elle lui avait offert son corps. Mais une voix résonna en elle, et sa volonté surpassa son désir pervers. Elle ouvrit la bouche et devina la rage et la déception, puis le flot de haine, dans le corps de l'être qui s'était abandonné voluptueusement à son étreinte et dont le sexe durci se frayait un chemin entre ses cuisses, en une possession qui les lierait par-delà la mort et l'éternité.
Ils s'étaient engloutis dans le lac. Marie suffoqua et sentit, au moment où il la pénétrait, un tourbillon les emporter. Elle se débattit. Ses ongles s'enfoncèrent dans la chair du monstre, la lacérèrent. Il gronda et l'empoigna aux reins. Son sexe devenait une épée qui la perforait. Il la griffa, comme Horace et Matador l'avaient griffée. Elle voulut crier, avala de l'eau, toussa. Un étau se refermait sur sa gorge. Il ne lui parlait pas. Pourtant elle entendait ses paroles. Tu n'as pas voulu être mienne... alors tu vas mourir.., tu vas t'anéantir... Je vais te tuer tout en te possédant... Puis je posséderai Jeanne...
Ce sera par elle que je m'accomplirai... puisque toi, tu ne l'as pas voulu... Meurs... Et que ton dernier souffle m'arrache tout le plaisir que j'aurais voulu te donner pour l'éternité!
Marie se sentit faiblir. Ses poumons étaient en feu, ses bras s'alourdissaient, son corps refusait la lutte et sombrait dans l'engourdissement glacial de la mort... Ce n'était même pas désagréable. Elle allait jouir... Il faisait si bien l'amour... // jouait de sa chair... en la tuant... Elle sentit qu'il s'épanchait en elle et ce fut le délicieux moment où elle passait de l'autre côté... Elle jouit en rendant son âme...
Un grondement de tonnerre, explosant à ses oreilles, la ramena brutalement à la vie. Un sursaut d'énergie la secoua telle une décharge électrique. En un ultime effort, elle dégagea une main droite. Elle sentit dessous quelque chose de dur, de froid, s'en saisit. Le tranchoir...
Elle frappa de toutes ses forces, et un cri de bête lui apprit qu'elle avait frappé juste.
Un instant, Auclair n'avait pas voulu croire ce que ses yeux lui montraient. Il n'y avait rien eu, dans la mare.
Puis il y avait eu Marie.., et un homme. L'homme violait Marie tout en lui maintenant la tête sous l'eau, en la noyant. La jeune femme se débattait. Puis cessait de se débattre. Ses bras retombaient. L'homme poussait en elle à grands coups de reins et beuglait des cris inarticulés.
— Tirez ! cria Ed. Tirez, nom de Dieu! Pendant qu'il a forme humaine!
Auclair tendit le bras droit, soutenant son poing de sa main gauche... et ne tira pas. Il avait beau être un excellent tireur — il avait été le meilleur de sa promotion — et justement parce qu'il était un excellent tireur, il hésita, de peur de rater l'homme et de toucher Marie.
Son doigt se crispa sur la détente, ses lèvres modulèrent un juron silencieux.
L'homme poussa un rire dont l'écho liquéfia jusqu'à la dernière fibre du gendarme. Marie ne bougeait plus et, en un éclair, l'officier pensa qu'elle était morte. La rage et la douleur l'embrassèrent. L'assassin avait renversé la tête en arrière, son torse se cambrait, ses bras s'élevaient. Il avait lâché Marie. Il la souillait de son sperme...
— Crève, salaud ! hurla Auclair.
La silhouette du violeur se fit floue au bout du canon du pistolet. De toute sa haine, l'officier pressa la détente, à deux reprises, et il savoura intensément la sensation qu'il eut des balles frappant leur cible, entre les deux épaules, à la base du cou.
L'homme n'en parut pas affecté le moins du monde. Il tourna une tête simplement surprise vers Ed et Auclair et, en le reconnaissant, le capitaine eut un hoquet de stupeur. Tu dois être mort! pensa-t-il. Je viens de te tuer!
Tu dois tomber! Tu dois...
C'est alors que Marie se redressa, comme un serpent.
Elle tenait un tranchoir et frappa.
La tête de Nicolas Chanut roula dans l'eau sombre, sans que s'effacait le sourire qui étirait ses lèvres. Son corps resta une seconde immobile, grotesquement mutilé. Puis il s'abattit dans un jaillissement de sang.
EPILOGUE Ed et Marie contemplaient les feux arrière du break de la gendarmerie qui disparaissaient au bout de l'allée.
—Et voilà, dit Ed. Ce bon capitaine a du génie ! Je me demande où il a trouvé les arguments pour faire de son rapport un modèle de logique policière... Il est vrai que Nicolas Chanut est mort. On peut donc tout lui mettre sur le dos. Et le témoignage de Jeanne corrobore la version officielle, puisqu'elle l'a vu... effectivement...
assassiner ses parents, au cours d'une crise... (Il se gratta le crâne, grimaçant de façon comique.) Evidemment, Auclair n'explique pas pourquoi Jeanne se trouvait précisément chez les Chanut lorsque le meurtre a eu lieu...
A vrai dire, il n'y a pas que cela qu'il n'explique pas.
Mais comme c'est de toute manière inexplicable...
Marie ne fit aucun commentaire. Son père lui jeta un regard en coin.
—Je me demande si Auclair se serait montré si accommodant envers nous._ s'il n'avait pas été un petit peu amoureux de toi. Hein, qu'est-ce que tu en penses?
(Comme elle ne disait toujours rien, il lui posa la main sur l'épaule.) Tu ne crois pas qu'il est amoureux de toi?
Elle rougit.
—Papa, protesta-t-elle, il est marié !
—Et alors? Ça te gênerait de devenir la maîtresse d'un gendarme marié?
Elle secoua la tête.
—Ça ne m'ennuirait pas... si j'étais amoureuse de lui. Mais je ne le suis pas.
Elle baissa la tête. Non, elle n'était pas amoureuse d'Auclair... Et elle se demandait combien de temps il lui faudrait pour redevenir amoureuse de qui que ce soit. Si elle pourrait même l'être à nouveau un jour. La blessure était trop profonde pour pouvoir facilement s'effacer...
Elle se détourna, rentra dans le hall ombreux du manoir. Malgré elle, elle leva la tête vers le premier étage. C'était étrange, mais les coups de canne de grand-mère lui manquaient. Son exigence, sa tyrannie.
Le château était trop calme.
Mais grand-mère avait été tuée par Nicolas, et reposait à présent dans le caveau de la famille RocheLalheue, au cimetière...
—Tu ne t'y fais pas, observa Ed.
Elle acquiesça... et se décida enfin à poser la question qui, depuis trois semaines qu'avait eu lieu le drame, lui brûlait les lèvres : —Ed... qui suis-je?
Il la fixa gravement.
—Si tu me demandes ça, c'est que tu as enfin cessé de te méfier de moi, remarqua-t-il. J'en suis heureux, ma chérie... Eh bien... tu es de ma race. Comme Jeanne...
Comme l'était ma mère... Et comme l'était Thomas Bastide, puisqu'il faut bien lui donner ce nom. Tu es différente des autres humains, que tu le veuilles ou non.
—Est-ce que je suis une... sorcière?
—Allons! Quand on est aussi belle que toi, on n'est pas une sorcière mais une fée!
Marie retenait difficilement ses larmes.
—Ne plaisante pas... Je t'assure que c'est très important, pour moi, de savoir.
—Bien sûr, Marie... Je me souviens du trouble que j'ai ressenti, moi aussi, le jour où j'ai réalisé... C'était peu de temps après la mort de votre mère. J'étais... à part. Sorcier, magicien, démon... Quelle importance...
Il ne faut pas coller d'étiquettes trop précises sur ce qu'on ne comprend pas. (Marie claqua de la langue, irritée. Il soupira.) Soit... Je te dirai donc que nous descendons d'une race dont les origines se perdent dans la nuit des temps et des continents disparus. Peut-être même sommes-nous originaires d'autres mondes, d'autres espaces. Mais la magie fait partie de notre vie, et cela seul compte. Cette magie, tu l'as découverte, et Jeanne aussi, dans des circonstances dramatiques. Mais ce que vous serez, ce que vous deviendrez, dépendra entièrement de la façon dont vous vous servirez de votre don.
—Comment ça?
—Pour faire le bien... ou pour faire le mal.
Marie réfléchit un instant.
—Thomas s'était laissé pervertir? .
—Oui... Il n'en a sans doute jamais eu conscience. Il avait une double personnalité et luttait contre lui-même.
Il t'a sincèrement aimée, mais en même temps, il voulait perpétuer sa magie noire à travers toi. Tu étais son seul véritable but. Il aurait pu te détruire, faire de toi sa créature..., se succéder à travers toi. Mais il t'aimait, c'est ce qui t'a sauvée. Son côté clair t'a épargnée, a empêché son côté sombre de te posséder. En fin de compte, il t'a fourni les armes pour le détruire.
—Et Jeanne?
—Il s'est rabattu sur elle. Elle n'a pas ta force. Mais tu l'as sauvée.
Marie avait écouté attentivement, malgré son chagrin.
—Sais-tu quand j'ai compris, Ed?
—Dis voir...
—Quand j'ai compris que grand-mère et moi étions spirituellement la même personne. Deux corps et une seule âme... Lui, c'était deux âmes et un seul corps.
Mais... je voudrais savoir une chose. Comment, toi, tu as —Parce que je n'ai jamais perdu le contact avec vous.
Même à l'autre bout du monde, je savais ce qui se passait ici. C'est une de ces facultés que tu vas bientôt développer en toi... En fait, j'ai senti venir l'attaque de ce monstre il y a déjà un certain temps. Il cristallisait sa haine à travers grand-mère. C'est lui qui la rendait si méchante. Il la possédait. Comme il a possédé ce garçon, Fred... Et Jeanne. Et bien sûr Nicolas Chanut. C'était facile pour lui, tu penses! Un simple d'esprit ! Il l'a poussé à accomplir les meurtres, car il avait besoin de ces meurtres, des sacrifices, du sang pour exister... Au fond, c'est Nicolas que je plains le plus. Il n'a été qu'une enveloppe charnelle sans conscience, et maintenant, il est mort... par accident, pour ainsi dire.
—Mais... est-ce que tu avais tout compris depuis le début?
—Evidemment non! Maintenant, tout est clair, mais pendant un bon moment, j'ai été dans le cirage, moi aussi ! Il ne faut pas croire que je peux lire dans la cervelle des gens. Toi non plus, tu ne le pourras pas. Si j'en avais été capable, crois-tu que j'aurais laissé se dérouler les événements sans intervenir plus tôt? Quand je t'ai vue, dans ce bassin... Marie.., je suis vraiment ton père. Ça a été le pire moment de ma vie !
Marie réprima un frisson. Pour elle aussi, ça l'avait été!
—Est-ce que tu as influencé Auclair par magie pour qu'il te suive?
—Même pas! Je lui ai simplement dit que tu étais en danger. Il a bondi ! Je t'assure... cet homme est fou de toi!
Il y eut un silence pesant.
-Ed, murmura Marie, c'est tellement différent des contes pour enfants !
—Le crois-tu vraiment? Apprends à lire entre les lignes, et tu retrouveras dans ces charmantes histoires tout ce que tu as vécu. La cruauté, la violence, la mort, le sang... et l'amour, bien sûr.
—Mais... est-ce que je vais vivre six cents ans?
Il gloussa.
—Ça te fait si peur que ça?
—Ça me terrifie !
Il haussa les épaules.
—Si tu ne te livres pas aux mêmes abomination que cette créature, tu auras une longévité normale. Tu ne t'es pas prêtée à son jeu. Je ne pense donc pas qu'elle t'ait contaminée...
—Mais tu n'en es pas certain!
—Marie, une fois pour toutes, je ne suis pas omniscient. Je ne suis pas Dieu!
—Bien sûr... Et maintenant, tu vas repartir?
—Pas avant longtemps. Je veux m'occuper de Jeanne et de toi, vous guider dans la découverte de vos dons, vous apprendre à vous en servir... Et puis ce que je t'ai dit est vrai. Je suis riche, et je veux changer ce décor misérable. Ce n'est pas parce que nous sommes... différents, que nous devons vivre dans le château des courants d'air!
—Mais tu repartiras tout de même.
—Oui... Et toi aussi! Et Jeanne... C'est notre nature. Un beau jour, nous sommes irrésistiblement appelés ailleurs, nous devons partir. Les hommes ont tellement besoin de nous... Alors commence notre vraie vie. Elle n'est pas facile mais combien exaltante!
Marie essuya une larme sur sa joue.
—Et si j'avais voulu être une femme comme n'importe quelle autre? Avoir un mari, des enfants, ne rien connaître à la magie, aux mondes parallèles? Ce n'est pas juste!
Il l'attira contre lui, l'embrassa doucement.
—Qui a prétendu que le destin était juste, ma chérie?
Jeanne apparut alors à la porte de la cuisine, pâle, les traits tirés. Sans rien dire, elle se dirigea vers eux. Ils lui ouvrirent les bras et tous trois partagèrent la même étreinte.